31

La journée du lundi avait été gâchée. Ce fut la première pensée de Wallander en se réveillant le mardi matin. Le seul avantage était que, pour la première fois depuis très longtemps, il se sentait reposé. Il avait quitté le commissariat dès vingt et une heures. À bout de forces, contraint de battre en retraite. Il était rentré chez lui en voiture, avait mangé quelques sandwiches desséchés dans la cuisine et s’était couché aussitôt après. Il n’avait aucun souvenir depuis l’instant où il avait éteint sa lampe de chevet.

Il était six heures du matin. Il s’attarda dans le lit sans bouger. Par l’entrebâillement des rideaux, il vit que le ciel était bleu. Une journée perdue, pensa-t-il à nouveau. Aucun progrès. Il avait parlé à deux facteurs de campagne. Ni l’un ni l’autre n’avait eu d’informations intéressantes à lui communiquer. Ils étaient tous les deux aimables et bavards, mais l’enquête n’avait pas avancé d’un millimètre. Vers dix-huit heures, Wallander avait fait le point avec ses collaborateurs. À ce moment-là, ils avaient parlé à tous les facteurs présents sur la liste. Mais quelles questions avaient-ils eu à leur poser ? Et quelles réponses avaient-ils obtenues ? Wallander fut contraint d’admettre qu’il s’était fourvoyé. Et ce n’avait pas été la seule impasse de cette journée. Lone Kjaer l’avait appelé de Copenhague pour dire qu’on n’avait pas réussi à relever d’empreintes sur le comptoir de l’Amigo, ni sur le tabouret. Wallander n’espérait pas un miracle, mais bon. Une seule empreinte, confrontée à celles dont ils disposaient déjà, aurait permis de balayer les derniers doutes quant au fait que cet homme déguisé en femme était bien celui qu’ils cherchaient. À présent, il subsistait une possibilité infime mais inquiétante que l’hypothèse soit fausse, que l’homme à la perruque ne soit qu’un intermédiaire, et non pas la cible.

Martinsson avait travaillé d’arrache-pied à ses images fantômes en présentant à ses-collègues plusieurs propositions de coiffures, leur demandant chaque fois leur avis. Wallander avait vaguement pensé aux poupées de son enfance, celles qu’on découpait dans les magazines et dont les robes se fixaient par des languettes de papier aux épaules et sur les côtés. Pouvait-on aussi changer leur coiffure ? Il ne s’en souvenait pas.

Le problème était que personne n’avait la moindre idée sur le sujet. Wallander envoya quelques policiers chez Svedberg dans Lilla Norregatan afin de montrer ce visage sans perruque aux habitants de l’immeuble. Aucun d’entre eux ne le reconnut.

Fallait-il transmettre la nouvelle photo à la presse ? La discussion à ce sujet avait été longue — inutilement longue, selon Wallander. Il avait fait venir Thurnberg à la réunion, soucieux d’obtenir son accord. Mais les avis étaient partagés. Wallander insista. Il voulait que la photo soit publiée ; quelqu’un reconnaîtrait forcément le visage maintenant que la perruque avait été enlevée. Il fit valoir qu’il suffisait d’une seule personne. Thurnberg resta longtemps silencieux. Pour finir, il donna quand même son aval. L’image paraîtrait le plus vite possible.

Ils décidèrent cependant d’attendre le mercredi, lendemain de l’enterrement. En contrepartie de ce délai, ils seraient assurés d’une place dominante dans tous les médias du pays.

— Tout le monde adore les portraits-robots, dit Wallander. Peu importe si c’est ressemblant. Il y a une horreur spéciale, presque magique, à publier un visage incomplet en espérant que quelqu’un se manifestera.

L’après-midi fut marqué par une activité fébrile. Hansson — le plus calé en informatique après Martinsson — avait cherché dans tous les registres une trace de Bror Sundelius. Rien, naturellement. Dans le monde des ordinateurs, Sundelius était un citoyen irréprochable. Il fut décidé que Wallander aurait une nouvelle conversation avec lui dès le lendemain de l’enterrement. Cette fois, il lui mettrait la pression. Wallander leur rappela que Sundelius devait participer aux funérailles.

Le téléphone sonna peu après seize heures. Un journaliste de l’un des grands journaux nationaux lui annonça qu’Eva Hillström avait pris contact avec sa rédaction. Les parents des jeunes assassinés avaient l’intention de critiquer publiquement le travail de la police. Ils estimaient que celle-ci n’en avait pas fait assez, et qu’elle n’avait pas donné aux parents les informations auxquelles ils avaient droit. Le journaliste tenait à le prévenir : la critique serait sévère. Eva Hillström l’avait plusieurs fois désigné nommément comme principal responsable — principal irresponsable, plutôt. L’article occuperait une place importante dans l’édition du lendemain matin. Le journaliste souhaitait lui donner une occasion de répliquer. Mais, à sa propre surprise, Wallander refusa. Il ne voulait pas entendre les paroles d’Eva Hillström récitées au téléphone ou via un fax. Il voulait les lire dans le journal du matin et, s’il voyait une raison de réagir, il prendrait contact avec la rédaction, un point, c’est tout.

Après cette conversation, il sentit un nœud supplémentaire dans son estomac déjà durement éprouvé par la peur que le tueur récidive. Maintenant, sa propre réputation était en jeu. Il tenta de passer ses initiatives au crible et parvint à la conclusion que l’équipe avait fait tout ce qui était en son pouvoir. S’ils n’avaient pas réussi à arrêter le tueur, ce n’était pas une question de paresse, de négligence ou d’incompétence. Cela tenait simplement à la difficulté même de l’enquête. Depuis le début, ils ne disposaient d’aucun indice ou presque. Ensuite, il y avait eu des erreurs internes, mais ça, c’était un autre sujet. L’enquête parfaite n’existait pas. Eva Hillström n’était pas en mesure de porter un jugement là-dessus.

Lors d’une réunion improvisée à dix-huit heures — où il fut décidé d’abandonner une fois pour toutes la piste des facteurs de campagne — tandis qu’ils examinaient, épuisés, les portraits-robots de Martinsson, Wallander leur fit part de sa conversation avec le journaliste. Thurnberg se montra soucieux et demanda ouvertement s’il avait bien fait de ne pas demander à lire l’intervention des parents.

— C’est surtout une question de temps, répondit Wallander. Quand on est surchargé de travail à ce point, les critiques doivent attendre.

— La ministre et le chef de la direction générale arrivent demain. Il serait tout à fait regrettable qu’ils découvrent dans l’avion un article critiquant notre travail.

Wallander comprit soudain quel était le véritable souci de Thurnberg.

— Ça ne retombera pas sur toi, dit-il. Si j’ai bien compris ce journaliste, Eva Hillström et les autres parents en voulaient à la police. Pas au Parquet.

Thurnberg ne répondit pas. Après la réunion, dans le couloir, Ann-Britt lui raconta que Thurnberg l’avait interrogée sur ce qui s’était vraiment passé dans la réserve le jour où Nils Hagroth avait été « agressé » par Wallander.

Une grande fatigue s’abattit sur lui à ce moment-là. N’avaient-ils pas assez à faire ? Fallait-il consacrer son énergie à prendre au sérieux les accusations de Nils Hagroth ? Ce fut en cet instant que ce lundi lui apparut, malgré toute son activité fébrile, comme une journée perdue.

Wallander regarda le réveille-matin. Il était six heures trente. Il se leva sans enthousiasme. Il avait suspendu son uniforme à la porte de la penderie. Entre la conversation avec les chefs et la cérémonie, il n’aurait pas le temps de rentrer chez lui pour se changer. Une fois habillé, il se regarda dans le miroir. Le pantalon était beaucoup trop serré à la taille et il avait dû laisser ouvert le dernier bouton de la veste. Quand avait-il porté l’uniforme pour la dernière fois ? Il ne s’en souvenait pas. En tout cas, ça faisait longtemps. Sur le chemin du commissariat, il s’arrêta devant un kiosque et acheta le quotidien où devait figurer l’article. Le journaliste n’avait pas exagéré : ils avaient accordé beaucoup de place à l’affaire, il y avait même des photos. Les accusations d’Eva Hillström et des autres parents portaient essentiellement sur trois points. Premièrement, la police avait réagi beaucoup trop tard à la disparition des enfants. Deuxièmement, l’enquête manquait d’efficacité. Troisièmement, ils estimaient avoir été très mal informés.

Le chef ne sera pas content, pensa Wallander. Peu importe ce que je pourrai lui dire. Que ces torts, honnis peut-être qu’on s’y soit mis un peu tard, n’ont pas de fondement. Le fait que cette critique s’exprime est suffisant pour nuire à notre réputation.

Wallander débarqua au commissariat peu avant huit heures avec un sentiment de malaise et de colère. La journée serait longue et déprimante. Malgré le beau temps.

 

Peu avant onze heures trente, Lisa Holgersson l’appela de sa voiture. Ils arrivaient de l’aéroport et seraient là dans cinq minutes. Wallander se rendit à la réception pour les accueillir. Thurnberg était déjà là. Ils échangèrent quelques mots. Ni l’un ni l’autre ne mentionna l’article.

La voiture freina. Le chef était en uniforme et la ministre en tailleur sombre et strict. Après les salutations et présentations d’usage, le café fut servi dans le bureau de Lisa Holgersson. Juste avant d’entrer, elle prit Wallander à part.

— Ils ont lu le journal dans l’avion. Le chef est très mécontent.

— Et la ministre ?

— Plus réservée. Elle veut sans doute en savoir davantage avant de formuler un avis.

— Dois-je commenter l’article ?

— Seulement si j’aborde le sujet.

Ils prirent place. Wallander reçut les condoléances pour la mort de Svedberg. Puis ce fut son tour de prendre la parole. Il ne retrouva pas le papier où il avait griffonné des notes ; pourtant il le tenait à la main en quittant son bureau. Il avait dû l’oublier aux toilettes.

Il ne prit pas la peine d’aller le chercher. Le plus important, dit-il, était qu’ils disposaient désormais d’une piste. Il avait une nouvelle à leur communiquer : ils avaient identifié le tueur présumé. L’enquête bougeait. Ils ne piétinaient plus.

— Tout cela est très regrettable, dit le chef de la direction générale lorsque Wallander eut fini. Regrettable et préoccupant. Des policiers et des jeunes gens assassinés, et maintenant un couple de jeunes mariés. Je compte sur vous pour résoudre l’affaire dans les plus brefs délais. Si vous avez fait une percée décisive, personne n’en est plus heureux que moi.

Wallander eut le sentiment que le chef, était vraiment préoccupé. Ce n’était pas une pose.

— Une société ne peut pas se protéger contre les psychopathes, intervint la ministre. Les meurtres en série surviennent sur tous les continents, dans les démocraties comme dans les dictatures.

— Les psychopathes, dit Wallander, ne se comportent jamais de la même manière. Ils ne constituent pas un groupe. De plus, ils préméditent souvent leurs actes avec méthode et précision. Ils surgissent de nulle part, n’ont en général aucun passé criminel et disparaissent sans laisser de trace.

— La police de proximité, dit le chef. C’est par là qu’il faut commencer.

Wallander ne comprit pas très bien le rapport entre les psychopathes et la police de proximité. Mais il ne dit rien. Et le chef, de son côté, n’évoqua pas les nouvelles stratégies policières qui semblaient sans cesse mijoter au niveau de la direction générale. La ministre posa quelques questions à Thurnberg ; puis ce fut terminé. Au moment d’aller déjeuner, le chef s’aperçut que des documents manquaient dans sa serviette.

— J’ai une secrétaire remplaçante en ce moment, dit-il d’un air sombre. Elles font toujours des bourdes, on a à peine le temps d’apprendre leur nom qu’elles ont déjà disparu.

Ils firent une courte visite guidée du commissariat. Wallander se tenait un peu en retrait. La ministre se rapprocha de lui.

— J’ai entendu parler d’une plainte contre vous. Qu’en est-il exactement ?

— Je ne me fais pas de souci à ce sujet. L’homme se trouvait à l’intérieur du périmètre de sécurité. Il n’y a pas eu d’agression.

— C’est bien ce qu’il me semblait, dit-elle d’une voix encourageante.

De retour à la réception, ce fut au tour du chef d’interroger Wallander.

— Cette plainte est très regrettable. Surtout en ce moment.

— C’est toujours regrettable. Mais il n’y a pas eu d’agression.

— Qu’y a-t-il eu ?

— Rien, sinon un homme à l’intérieur du périmètre de sécurité.

— C’est très important que la police ait une bonne relation au public et aux médias.

— Quand la plainte sera classée, je penserai à en avertir les journaux.

— J’aimerais en avoir une copie avant que ça ne parvienne aux médias.

Wallander s’y engagea. Il déclina l’invitation à participer au déjeuner et se rendit dans le bureau d’Ann-Britt. Personne. Il retourna vers son propre bureau. L’ambiance était feutrée, au commissariat. Ebba était toute vêtue de noir. Wallander appela Ann-Britt à son domicile.

— Comment va le discours ? demanda-t-il lorsqu’elle décrocha.

— J’appréhende. Le trac, la boule dans la gorge. J’ai peur de bégayer.

— Tu t’en sortiras très bien. Mieux que n’importe qui.

Après, Wallander resta un moment inerte derrière son bureau. Une pensée confuse dansait dans son esprit sans qu’il puisse la saisir. Quelques mots de la ministre ? Ou du chef ? Peine perdue.

 

À quatorze heures, l’église Sankta Maria de la place centrale d’Ystad était pleine à craquer. Wallander avait aidé à porter le cercueil jusqu’à l’autel. Le cercueil était blanc, simplement orné de roses. Quelques minutes avant que les cloches ne sonnent, il salua Ylva Brink.

— Sture ne viendra pas, dit-elle. Il est opposé aux enterrements.

— Je sais. D’après lui, il faut disperser les cendres n’importe où.

Wallander guettait la foule. Louise ne se montrerait sans doute pas ; pourtant, il cherchait son visage. Un visage d’homme maintenant. Louis. Mais il ne le vit pas. En revanche, il salua Bror Sundelius, qui lui demanda où en était l’enquête.

— On a fait un pas décisif, répondit-il. Je ne peux pas vous en dire davantage.

— Du moment que vous retrouvez celui qui a fait ça.

Wallander constata que Sundelius était sincère. Le meurtre de Svedberg l’affectait beaucoup. Sundelius pouvait-il être au courant, du moins en partie, de ce que savait Svedberg ? Peut-être avait-il partagé ses craintes ?

Cette pensée renforça l’urgence d’une conversation avec lui. C’était l’une des priorités qui ne pouvaient attendre.

 

Les cloches finirent de résonner. La musique de Bach était belle, le prêtre raisonnable et Wallander, au premier rang, plein d’angoisse à l’idée de son propre anéantissement futur. C’était une plaie, ces enterrements. Devait-il nécessairement en être ainsi ? La ministre avait évoqué la démocratie et la défense de l’État de droit, le chef de la direction générale le côté tragique et bouleversant de l’affaire. Jusqu’au bout, Wallander se demanda s’il parviendrait à caser son couplet sur la police de proximité. Puis il pensa qu’il était injuste. Il n’y avait pas de raison de mettre en cause les intentions du chef. Ce fut au tour d’Ann-Britt. Wallander ne l’avait encore jamais vue en uniforme. Elle parla d’une voix forte et claire, et, à son propre étonnement, Wallander supporta d’entendre ses propres mots. Puis il y eut encore de la musique, le défilé devant le cercueil et, par les vitres cerclées de plomb, l’étonnant soleil d’août.

Ce fut vers la fin, juste avant le psaume final, qu’il captura enfin la pensée volage. Une réflexion du chef. En cherchant ses documents égarés. À propos des remplaçantes. Qui ne faisaient que passer. Et dont on avait vite oublié le nom.

Pourquoi cette réflexion s’était-elle gravée dans sa mémoire ? Au milieu du psaume, il comprit soudain. Son inconscient avait formulé une question.

Les facteurs n’avaient-ils pas eux aussi des remplaçants ?

Il cessa de chanter avec les autres. Son idée l’exaspérait presque.

Mais en ressortant de l’église, soulagé que ce fût fini, il constata que l’idée le poursuivait toujours. Un rapide coup de fil à Albinsson suffirait pour en avoir le cœur net.

 

Dix-sept heures. La ministre et le chef de la direction générale étaient sans doute déjà à l’aéroport. Wallander, qui était retourné chez lui pour se débarrasser de l’uniforme trop serré, appela le centre de tri. Personne ne décrocha. Avant de chercher le numéro du domicile d’Albinsson, il prit une douche. Puis il trouva une paire de lunettes et feuilleta l’annuaire. Kjell Albinsson habitait Rydsgård. Ce fut sa femme qui répondit. Son mari jouait au foot, dit-elle. Il faisait partie de l’équipe de la poste. Elle ne savait pas où se déroulait le match. Wallander la pria de transmettre le message et lui donna son numéro privé.

Il mangea une soupe de tomates en boîte avec du pain dur. Puis il s’allongea sur le lit. Il était à nouveau fatigué, malgré la longue nuit de sommeil. L’enterrement avait été une épreuve.

Il fut réveillé par la sonnerie du téléphone. Dix-neuf heures trente déjà. Il reconnut la voix de Kjell Albinsson.

— Comment s’est passé le match ?

— Pas trop bien. On jouait contre un abattoir privé. Ils sont assez forts, mais ce n’était qu’un match amical. La compétition n’a pas encore commencé.

— C’est sûrement un bon moyen de rester en forme.

— Ou de se faire démolir les jambes à coups de pied…

Wallander alla droit au but.

— J’ai oublié une question hier. Je suppose que vous embauchez des remplaçants de temps à autre ?

— Ça arrive.

— Qui sont les remplaçants ?

— De nos jours, les candidats sont nombreux bien sûr, vu le chômage. Mais nous recherchons de préférence des gens qui ont de l’expérience. Et nous avons de la chance, car nous en avons deux qui reviennent régulièrement, en cas de besoin.

— Ils ne figuraient pas dans la brochure ?

— Non, c’est sans doute la raison pour laquelle j’ai oublié de vous en parler. Nous avons une femme qui s’appelle Lena Stivell. Elle travaillait à plein temps au départ, puis elle est passée à temps partiel, puis au statut d’intérimaire.

— Et l’autre ? Une femme aussi ?

— Il s’appelle Åke Larstam. Il était ingénieur à l’origine. Il s’est recyclé.

— En facteur ?

— Ce n’est pas aussi surprenant qu’on pourrait le croire. C’est un travail assez libre. On rencontre beaucoup de monde.

— Travaille-t-il en ce moment ?

— Il était de service jusqu’il y a une semaine à peu près. En ce moment, je ne sais pas trop ce qu’il fait.

— Pouvez-vous me dire deux mots sur lui ?

— Il est assez réservé. Mais très consciencieux. Je crois qu’il a quarante-quatre ans. Il habite ici, à Ystad, dans Harmonigatan, au numéro 18 si je ne m’abuse.

— Autre chose ?

— C’est à peu près tout.

Wallander réfléchit.

— Ces remplaçants peuvent-ils être affectés à différents districts ?

— Oui, c’est la règle du jeu. Il faut bien que le courrier soit distribué, même lorsqu’un facteur s’enrhume pour quelques jours.

— Où Larstam a-t-il travaillé ces derniers temps ?

— Dans le district ouest d’Ystad.

J’ai tout faux, pensa Wallander. Il ne s’est rien passé là-bas. Les jeunes mariés n’habitaient pas là, pas plus que les jeunes de la réserve.

— C’était tout, je crois. Merci de m’avoir rappelé.

Wallander conclut et raccrocha. Il avait déjà pris la décision de retourner au commissariat. Le groupe d’enquête ne devait pas se réunir, mais il voulait examiner de plus près certains éléments du dossier qu’il n’avait que survolés jusque-là.

Le téléphone sonna. C’était à nouveau Albinsson.

— Mille excuses. J’ai confondu Lena et Åke. C’était Lena qui avait la charge du district ouest.

— Åke Larstam n’avait rien ?

— C’est là que je me suis trompé. Il a fait son dernier remplacement à Nybrostrand.

— À quel moment ?

— Quelques semaines au mois de juillet.

— Vous souvenez-vous de son précédent remplacement ?

— Oui, il a fait un long remplacement du côté de Rögla. Ce devait être entre mars et juin.

— Vous avez bien fait de me rappeler.

Wallander raccrocha. Le remplaçant nommé Larstam avait donc travaillé dans le district où vivaient à la fois Torbjörn Werner et Malin Skander. Avant cela, au cours du printemps, il avait eu accès à un district qui couvrait entre autres Skårby, où vivait Isa Edengren.

Quelque chose lui disait que ça n’allait pas du tout. Qu’il se raccrochait à des coïncidences hasardeuses. Pourtant il rouvrit l’annuaire et chercha un abonné du nom de Larstam. Il n’y en avait pas. Il appela les renseignements et apprit qu’il était sur liste rouge.

Il s’habilla et se rendit au commissariat. En passant devant le central, il demanda à tout hasard si l’un des enquêteurs était là et apprit avec surprise qu’Ann-Britt était dans son bureau. Il y alla. Elle cherchait quelque chose dans une grosse liasse de documents.

— Je pensais qu’il n’y aurait personne ce soir, dit-il.

Elle était encore en uniforme. Wallander l’avait déjà complimentée pour le discours.

— J’ai une baby-sitter, dit-elle. Il faut que j’en profite. Il y a tellement de papiers que je n’ai pas encore eu le temps de lire.

— Pareil pour moi. C’est pour ça que je suis là.

Il s’assit dans le fauteuil des visiteurs. Ann-Britt repoussa le tas de documents et attendit.

Il lui raconta l’idée qui lui était venue après avoir entendu le chef parler des secrétaires remplaçantes, et le résultat de sa conversation avec Albinsson.

— Vu ta description, on ne dirait pas vraiment un tueur en série.

— Qui ressemble à un tueur en série ? Personne. Je dis simplement que nous avons là quelqu’un qui était en activité dans le secteur où vivaient certaines des victimes.

— Qu’est-ce qu’on doit faire, à ton avis ?

— Je voulais juste en parler avec toi.

— On a interrogé les titulaires, alors on devrait aussi dire deux mots aux remplaçants. C’est ce que tu veux dire ?

— Peut-être pas à Lena Stivell…

Elle regarda sa montre.

— On pourrait faire une promenade, proposa-t-elle. S’aérer la tête, descendre jusqu’à Harmonigatan et sonner à la porte de Larstam. Il n’est pas très tard.

— Je n’y avais pas pensé. Mais je suis d’accord.

Ils quittèrent le commissariat. Il leur fallut dix minutes pour se rendre dans le quartier ouest de la ville.

— Je crois que je n’ai pas encore compris que Svedberg n’est plus là, dit-elle soudain. Chaque fois qu’on a une réunion, je m’attends à le voir à sa place habituelle.

— Personne ne s’y est encore assis, à cette place. Je crois que ça prendra du temps.

Ils étaient arrivés. Le numéro 18 était un bâtiment ancien de trois étages. Il y avait un interphone. Larstam habitait au dernier étage. Wallander appuya sur le bouton. Ils attendirent. Il appuya de nouveau.

— Åke Larstam n’est pas chez lui.

Il traversa la rue et leva la tête. Deux fenêtres étaient éclairées. Il rejoignit Ann-Britt et examina le portail. Curieusement, il n’était pas fermé à clé. Il n’y avait pas d’ascenseur. Ils montèrent le large escalier. Wallander sonna à la porte. La sonnerie résonna dans l’appartement. Aucune réaction. Il sonna de nouveau. Ann-Britt Höglund se pencha et souleva le battant de la boîte aux lettres.

— Pas un bruit, dit-elle. Mais il y a de la lumière.

Wallander sonna encore une fois. Puis il se mit à tambouriner.

— On essaiera à nouveau demain matin, dit-elle.

Wallander avait soudain le sentiment que quelque chose n’allait pas du tout. Elle s’en aperçut.

— À quoi penses-tu ?

— Je ne sais pas. Quelque chose cloche.

— Il n’est sans doute pas chez lui. Le responsable du centre de tri a bien dit qu’il ne travaillait pas en ce moment. Il a peut-être pris des vacances ?

— Sans doute.

Wallander hésitait. Ann-Britt était déjà dans l’escalier.

— On essaiera à nouveau demain, dit-elle.

— À moins qu’on ne décide d’entrer quand même.

Elle s’immobilisa.

— Tu es sérieux ? Tu veux qu’on force la porte ? Il est soupçonné de quelque chose ?

— Une idée comme ça. Vu qu’on est là, de toute manière.

Elle secoua énergiquement la tête.

— Je ne suis pas d’accord. C’est contraire à tout ce qu’on nous a appris.

Wallander haussa les épaules.

— Tu as raison. On essaiera demain.

Ils retournèrent au commissariat. Pendant le trajet, ils passèrent en revue la répartition des tâches au cours des prochains jours. Arrivés à la réception, ils se séparèrent. Wallander se rendit dans son bureau et parcourut les piles de documents en attente. Vers vingt-trois heures, il appela Stockholm et réussit à joindre le restaurant dont la ligne était presque toujours occupée. Linda n’avait pas beaucoup de temps. Ils convinrent qu’elle le rappellerait le lendemain matin.

— Tout va bien ? demanda-t-il. Tu sais où tu vas partir en voyage ?

— Pas encore. Mais je vais partir.

La brève conversation avec Linda lui avait redonné de l’énergie. Il retourna à ses papiers. Vers vingt-trois heures trente, Ann-Britt apparut à la porte.

— Je rentre, dit-elle. Il y a quelques détails dont je voudrais discuter avec le groupe demain.

— Très bien.

— J’essaierai d’être là avant huit heures. On pourra commencer la journée par une nouvelle visite à Larstam.

— On le fera quand on aura un moment.

Elle partit. Wallander attendit cinq minutes. Puis il prit un trousseau de passe-partout qu’il gardait dans un tiroir et quitta le commissariat.

Il avait pris sa décision sur le palier de Larstam. Si elle ne voulait pas l’aider, il le ferait tout seul.

Quelque chose chez Åke Larstam l’inquiétait. Il voulait en avoir le cœur net.

Il retourna à Harmonigatan. Il était minuit moins dix. Le vent s’était levé à l’est. Wallander sentit un léger avant-goût d’automne. Peut-être la longue canicule touchait-elle à sa fin ?

Il sonna à l’interphone. Les fenêtres du dernier étage étaient encore éclairées. Aucune réponse. Il entra et monta l’escalier.

Il avait le sentiment d’être revenu au point de départ — à la nuit où Martinsson et lui étaient montés jusqu’à l’appartement de Svedberg. Il frissonna. Tout était silencieux sur le palier. Il ouvrit le battant de la boîte aux lettres. Rien. Un faible rayon de lumière. Il sonna. Longuement. Attendit. Sonna de nouveau. Après cinq minutes, il sortit les passes et, pour la première fois, examina sérieusement les serrures. Tout d’abord, il ne comprit pas ce qu’il avait sous les yeux. Puis il constata que c’était le système de serrures le plus sophistiqué qu’il ait jamais vu. Åke Larstam était quelqu’un qui s’enfermait avec le plus grand soin. Il comprit qu’il ne parviendrait jamais à ouvrir cette porte seul. En même temps, l’intuition vague s’était transformée en priorité absolue. Il hésita une fraction de seconde avant de composer sur son portable le numéro de Nyberg.

Une voix irritée lui répondit. Pas besoin de demander s’il le réveillait.

— J’ai besoin de toi, dit-il simplement.

— Ne me dis pas que c’est arrivé de nouveau.

— Non, pas de victime. Mais j’ai besoin de ton aide pour forcer une porte.

— Et tu as besoin d’un technicien pour ça ?

— Dans ce cas précis, oui.

Nyberg grommela. Mais il était bien réveillé à présent.

Wallander lui décrivit les serrures et indiqua l’adresse. Puis il descendit l’escalier sans bruit. Il voulait l’attendre dans la rue pour lui expliquer la situation. Nyberg était capable de protester très bruyamment, et là le risque qu’il proteste était énorme.

Il savait aussi qu’il s’apprêtait à faire quelque chose de peu recommandable.

 

Nyberg arriva dix minutes plus tard. Wallander devina le pyjama sous la veste. Comme prévu, Nyberg se mit immédiatement à protester.

— Tu ne peux pas t’introduire comme ça chez les gens…

— Je veux juste que tu ouvres la porte. Après, si tu veux, tu rentres chez toi. J’assume toute la responsabilité. Je ne dirai à personne que tu es venu.

Nyberg continua de protester. Mais Wallander insista, pour finir, Nyberg accepta de monter l’escalier et d’examiner les serrures.

— Personne ne te croira, dit-il après un premier coup d’œil. Personne ne croira que tu as réussi à entrer ici tout seul.

Il se mit au travail. Il était une heure moins dix lorsque la porte s’ouvrit enfin.

Les Morts De La Saint-Jean - La Muraille Invisible - L'Homme Inquiet
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